Il est devenu coutume pour les sites Web, depuis la popularisation des bloqueurs de publicités il y a des années, d'afficher un message aux utilisateurs de ces outils, tantôt pour leur demander gentiment de le désactiver, tantôt pour carrément les culpabiliser: l'utilisateur sans scrupule profite du contenu qui lui est offert gratuitement, sans visionner en contrepartie les appels à la consommation qui servent à le financer. Quel sans-coeur! L'intensité de cette culpabilisation varie d'un site à l'autre. Dans certains cas, on essaie vraiment de nous prendre par les sentiments:
Ici, on assimile la consommation publicitaire à un geste citoyen: en acceptant de visionner des publicités, je soutiens les journalistes de ma communauté, rien de moins! Les médias sont en crise, et leur salut passe par votre consentement à poser le geste individuel de laisser des publicitaires tenter de vous vendre le nouveau iPhone.
Est-ce qu'on peut s'arrêter un instant pour réaliser à quel point c'est dystopique de dire qu'un bon citoyen se doit de visionner des publicités?
Un modèle d'affaires dépassé?
Souvent, on présente la nécessité de visionner des publicités comme une clause d'un contrat moral entre le site Web et la personne qui le consulte: on lui présente du contenu gratuitement, mais en contrepartie, elle doit laisser les publicités être affichées dans son navigateur.
La réalité, c'est que le propriétaire du site Web choisit de mettre son contenu en ligne, à la vue de toutes et tous. C'est un fait: le contenu est hébergé sur un serveur et peut être téléchargé par n'importe qui disposant d'une connexion Internet par le biais du protocole HTTP. Ce choix vient avec un modèle d'affaires: celui de financer ce contenu par les revenus tirés des publicités présentes sur le site. Si trop de personnes bloquent les publicités pour financer adéquatement le contenu présenté, c'est peut-être signe que ce modèle d'affaires ne fonctionne plus. Est-ce le problème des personnes qui consultent le site? Il paraît que les cinémas ne touchent presque aucun revenu sur la vente de billets, et que la majorité des profits se fait sur la vente de popcorn. Devrait-on donc vous culpabiliser si vous allez voir un film sans en acheter?
Lorsque vous visitez une page Web à partir d'un navigateur sans bloqueur de publicités, voici ce qui se produit: votre navigateur télécharge le code HTML de la page, l'interprète, puis affiche le résultat de cette interprétation. Si le code HTML de la page fait référence à d'autres fichiers — par exemple, des images, qui peuvent être des publicités — le navigateur les télécharge, puis les interprète également afin de vous afficher le contenu correspondant.
Un bloqueur de publicités fait deux choses: il empêche le navigateur de télécharger le contenu jugé indésirable par l'utilisateur, et empêche le navigateur d'interpréter certaines parties de la page. Dans la mesure où l'utilisateur paie pour sa connexion Internet et que son ordinateur lui appartient, n'a-t-il pas le droit de décider ce qui doit être téléchargé ou non en utilisant sa connexion, et ce qui doit être interprété ou non par son ordinateur?
Et si, au lieu d'utiliser un navigateur Web, je téléchargeais le code HTML directement et que je le lisais sans interprétation préalable? Serait-ce immoral? Qu'en est-il des navigateurs en mode texte?
Je précise que je ne suis pas juriste, et que le texte présenté ici n'est évidemment pas un avis légal. Moralement parlant cependant, il me semble que ça tombe sous le sens que ce qu'on accepte ou non de télécharger avec notre connexion Internet nous regarde, de même que les traitements que nous permettons à nos appareils informatiques de réaliser.
Revoir le financement des médias
Les médias sont en crise, c'est vrai. Mais selon toute vraisemblance, les bloqueurs de publicités n'y sont pour rien: Le problème vient plutôt du fait que les revenus publicitaires, justement, sont accaparés par les géants du numérique tels que Facebook. Quand on pointe les bloqueurs de publicités du doigt pour la prolifération des abonnements payants sur les sites des médias, c'est plutôt en direction de GAFAM qu'on devrait regarder.
Tout le monde s'entend pour dire que le financement d'une information de qualité est essentielle au maintien d'une démocratie en santé à tous les palliers. Si on admet aussi que la gratuité de l'accès à cette information est au bénéfice de tous et toutes, la solution ne passe-t-elle pas au moins en partie par la taxation des géants du Web au bénéfice des médias locaux, comme le proposait, de manière plus détaillée, la députée solidaire Catherine Dorion dans la foulée du dépôt du rapport sur l'avenir des médias à l'Assemblée nationale?
Si certaines entreprises médiatiques veulent continuer à utiliser les abonnements payants comme source de revenus, pourrait-on imaginer un modèle où plusieurs médias se réuniraient sous l'égide d'un organisme commun permettant de s'abonner à tous ces médias à la fois, avec une répartition automatique des frais mensuels selon la provenance du contenu consommé? Il y a fort à parier que les personnes qui ont les moyens de payer un petit montant pour soutenir les médias qu'elles consomment le feraient davantage si elles n'avaient pas à gérer un abonnement individuel à chaque média.
Et les créateurs de contenu dans tout ça?
La popularité croissante des plateformes de financement collaboratif telles que Patreon montre bien que les créateurs et créatrices de contenu ont déjà compris qu'afficher des publicités sur leurs sites Web n'est pas la meilleure façon de se financer — plusieurs, d'ailleurs, ne possèdent même pas de site Web. Lorsqu'on en a les moyens, verser un petit montant mensuel à un artiste qu'on apprécie est certainement un geste d'engagement plus fort que celui de laisser son navigateur afficher des publicités.
Par ailleurs, s'il y a bien des Youtubeurs et Youtubeuses qui tirent des revenus des publicités affichées par YouTube avant leurs vidéos, il y a également une tendance à la hausse d'intégrer les commanditaires directement aux vidéos elles-mêmes. On observe la même tendance dans l'univers de la baladodiffusion, où des commanditaires sont souvent présentés à même les épisodes. Rien n'empêche de sauter cette partie de la bande audio, mais cela n'engendre aucune perte de revenus, pas plus que sauter une page pleine de publicités dans un journal imprimé.
Le mot de la fin
Si on ne fait pas attention, installer un bloqueur de publicités dans son navigateur peut constituer un risque pour la vie privée, puisque ces extensions, pour fonctionner, ont besoin d'avoir accès à tout le contenu des pages Web que nous visitons. Il y a fort heureusement une solution très simple à ce risque: s'assurer que le bloqueur de publicités qu'on utilise est un logiciel libre. Personnellement, j'utilise uBlock Origin (et je ne tire aucun revenu publicitaire de cette recommandation ;) ).
Tant qu'à y être, si vous utilisez un bloqueur de publicités sur votre ordinateur, mais pas sur votre appareil mobile parce que votre navigateur ne permet pas d'installer des extensions, sachez que Firefox pour mobile, lui, le permet!